
Regards sur l’économie populaire – Les Madan Sara face à la crise haïtienne
Bienvenue dans cet épisode spécial de Regards sur l’économie populaire, où nous vous emmenons au cœur de l’économie informelle haïtienne, à travers le regard éclairé de la Docteure Sandra Jean-Gilles.
Intitulée « Économie informelle, mobilité sociale et rapports sociaux de genre : le cas des Madan Sara et du Sistèm Pratik en Haïti », sa thèse de doctorat, dirigée par le Dr Bénédicte Paul et le Dr Sid Ahmed Soussi à l’ISTEAH, apporte un éclairage inédit sur le rôle stratégique de ces femmes commerçantes dans la survie économique du pays.
Les Madan Sara : piliers de l’économie informelle
Les Madan Sara sont bien plus que de simples marchandes. Ce sont des actrices essentielles du commerce en Haïti. Elles transportent, négocient, distribuent, et alimentent les marchés en produits agricoles et biens de consommation, souvent dans des conditions d’insécurité extrême.
La première contribution de la thèse s’intitule « Crise sécuritaire et transformation des places marchandes traditionnelles ». Elle se penche sur les effets dévastateurs de l’insécurité sur les marchés publics dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince, où les activités commerciales sont gravement perturbées par la violence urbaine.
Quand la violence redéfinit l’espace marchand
La capitale haïtienne, fragmentée par l’expansion de groupes armés, voit ses marchés traditionnels passer sous le contrôle direct de gangs. Ces derniers imposent des « taxes de protection », dictent l’accès aux espaces de vente et remplacent progressivement les autorités municipales dans la gestion quotidienne des marchés. Résultat : un bouleversement profond des rapports de pouvoir dans l’espace marchand.
Les Madan Sara, prises entre violence, pauvreté et dérèglement des structures étatiques, subissent des pertes économiques majeures. Le pillage, les incendies de marchés, les déplacements forcés et l’envolée des prix ont drastiquement réduit leurs revenus et leur capacité à se projeter dans l’avenir.
Une économie résiliente, féminine et mobile
Mais cette thèse ne s’arrête pas à la dénonciation. Elle documente aussi la résilience. Car malgré les menaces, les Madan Sara innovent, s’adaptent, se réorganisent.
Certaines ont quitté les zones rouges de Port-au-Prince pour s’établir dans des quartiers jugés plus sûrs, comme ceux autour de l’aéroport international. D’autres ont investi dans des espaces commerciaux modernes, à l’image du Complexe Commercial de Tabarre, construit à 98 % grâce à des fonds privés provenant de commerçantes elles-mêmes.
Le commerce en ligne devient également une alternative pour les plus jeunes. Facebook, WhatsApp, paiements mobiles…
Les Madan Sara investissent la sphère numérique pour contourner les risques physiques. Leurs produits circulent désormais à travers des réseaux virtuels, souvent livrés par des moto-taxis, dans une logique d’optimisation et de survie.
Une mondialisation par le bas
Sandra Jean-Gilles introduit un cadre théorique puissant : celui de la « mondialisation par le bas ». Cette forme d’intégration économique s’opère depuis les marges. Les Madan Sara, avec leurs réseaux transnationaux, leurs pratiques informelles et leur incroyable mobilité, incarnent cette mondialisation populaire, résiliente, agile.
Elles ne dépendent pas de grandes institutions, mais de leur savoir-faire, de leur intelligence du terrain, et d’une capacité hors norme à s’adapter à l’incertitude. Elles réinventent les circuits d’approvisionnement, traversent les frontières, changent de points de vente… toujours avec un objectif : nourrir leurs familles et faire vivre leur communauté.
Des stratégies multiples face aux crises cumulées.
Criminalité galopante, inflation, carburant inaccessible, crise sanitaire, absence d’infrastructures… La crise haïtienne est multiple, chronique. Pourtant, à chaque obstacle, les Madan Sara trouvent une réponse.
Certaines se tournent vers la République Dominicaine, s’installant près des postes frontaliers pour sécuriser leurs flux commerciaux. D’autres misent sur l’autonomisation collective, mutualisent les ressources, construisent des mini-réseaux logistiques. Une part d’entre elles, désormais connectées, digitalisent tout ou partie de leur activité.
Ce que nous apprend cette recherche.
Cette thèse n’est pas seulement une contribution scientifique, c’est aussi un cri d’alerte et un hommage. Elle met en lumière l’économie de la débrouille, l’économie du courage, celle que mènent, chaque jour, des milliers de femmes invisibles. Elle invite à repenser la place de ces actrices dans l’économie nationale, à leur offrir la reconnaissance, la sécurité et les outils nécessaires pour prospérer.
Elle rappelle aussi que l’économie informelle haïtienne, loin d’être marginale, est un espace d’innovation, d’intelligence collective et de résilience en temps de crise.
Merci d’avoir écouté Regards sur l’économie populaire. Si ce sujet vous a touché, partagez cet épisode, et n’oubliez pas : derrière chaque étal de marché, il y a une histoire de résistance.
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